Prévisions et déceptions du Cyberpunk
Dans les années 80, une nouvelle génération d’auteurs accouche d’un genre de science-fiction innovante. Ils ont assisté à l’apparition, puis la démocratisation des ordinateurs personnels. Ils ont branché leur imagination sur cette nouvelle technologie pour dévoiler ce qu’elle allait apporter à l’humanité, en positif comme en négatif. Le cyberpunk était né.
Ces récits mettent en scène des réseaux informatiques, précurseurs d’Internet, des Intelligences Artificielles (IA), des prothèses médicales avancées, l’hybridation de l’humain et des machines.
Nous ne sommes pas si loin du futur qu’ils ont prédit… du moins en apparence, car le courant cyberpunk a échoué à prédire les vraies mutations de nos sociétés.
Une nouvelle science-fiction
Définir un genre est toujours complexe, car chaque œuvre possède ses caractéristiques propres. Peut-être que certaines que je vais citer ici ne sont pas considérées comme relevant du cyberpunk pour d’autres. Évacuons immédiatement cette polémique : l’histoire de la systématique nous a enseigné qu’en ce qui concerne la classification, il y a une grande part subjective.
Dès ses origines, le cyberpunk se différencie des autres branches de la science-fiction, à la fois par les mondes décrits, les thèmes abordés et les ambiances.
Pas de voyage dans l’espace façon Star Wars ou Dune, pas de robots mécaniques comme chez Asimov ni de savants isolés comme chez Verne ou Wells, encore moins voit-on la Terre post-humanité de La Planète des Singes.
Le cyberpunk est le seul courant qui a prévu l’émergence de l’informatique domestique. Du temps d’Asimov, un ordinateur ressemblait à ça :
Oui, tout ça c’est l’ordinateur. Ce ne sont pas des placards dans le fond, mais des composants. Difficile d’imaginer que les descendants, largement plus puissants, de ce machin lourd et encombrant va tenir dans nos poches cinquante ans plus tard.
Dans Alien, de Ridley Scott, sorti en 1979, l’ordinateur du vaisseau spatial est basé sur cet archaïsme.
En revanche, en 1984, lors de la sortie de Neuromancien de William Gibson, un ordinateur ressemble à ça :
La miniaturisation appartient aux ingénieurs, le reste appartient à l’imagination des écrivains.
Inventer un nouveau futur
Dans le cyberpunk, les personnages habitent des mégalopoles sales et dangereuses. Les animaux sont synthétiques, la nature est totalement absente. Les États sont morcelés, vestiges du passé, rendu obsolètes face à la puissance des Corporations, ces immenses structures économiques proches des Zaibatsu japonaises1. Tout y privatisé même la police et l’armée, avec les dérives que l’on peut imaginer. Les rues sont pleines de dangers, de drogues et de gangs, c’est la ghettoïsation des années 70 poussées à l’extrême (comme dans le film The Warriors de Walter Hill en 1979).
La technologie rend la vie des gens plus aisée… mais plus chère. Les corps se cybernétisent, on peut avoir des foies assimilant mieux l’alcool, une force surhumaine, des capacités cognitives avancées. Le corps est traité comme une marchandise.
Le sourire du barman s’élargit. Sa laideur était épique. En un temps où la beauté était denrée accessible, il y avait quelque chose de chevaleresque dans sa façon de la refuser.2
Ces quelques traits permettent de citer, quelques œuvres caractéristiques qui me serviront de point d’appui :
- Blade Runner, film de Ridley Scott, 1982. Librement adapté de Les Androïdes rêvent-ils de mouton électriques ? de Philip K. Dick
- Neuromancien, roman de William Gibson, 1984
- Ghost in the Shell, manga de Masamune Shirow, puis film de Mamoruu Oshii3
- Synners roman de Pat Cadigan, 1991
- Snow Crash roman de Neal Stephenson
- ShadowRun, jeu de rôle édité par FASA Corporation en 1989
- NetRunner jeu de carte à collectionner conçu par Richard Garfield4 en 1996
- RoboCop, film de Paul Verhoeven, 1987
- Matrix, film des Washowski, 1999
Un corps outil
La possibilité de modifier son corps permet à l’humanité de se transformer pour s’adapter toujours mieux à son travail. L’humain est traité comme un outil au service des corporations, enfonçant toujours plus les pauvres dans la précarités (il faut bien payer l’entretien de ce corps cybernétique).
Dans Ghost in the Shell, un informaticien va pouvoir augmenter ses mains pour taper plus vite sur le clavier :
Dans RoboCop, on assiste à la première véritable fusion homme / machine :
L’humain devient un outil au service d’intérêts économiques. Les androïdes aussi vivent cet asservissement douloureux, comme les Réplicants de Blade Runner. C’est la symbiose humain / machine qui efface les limites être vivant / outil.
Les héros sont alors plus souvent des anti-héros, des mercenaires qui vendent leurs compétences au plus offrant. Les Corporations les broient au sein de leurs guerres économiques et industrielles. Tout est breveté, l’individu seul n’invente plus, ce sont les Corporations qui détiennent toutes les propriétés intellectuelles — les gens perdent donc la propriété de leur corps en s’équipant de prothèses industrielles.
Le biologique n’est plus purement biologique. Les organes et les membres subissent une obsolescence programmée. Tout y est jetable.
(Ghost in the Shell, Masamune Shirow, 1989)
Les ordinateurs et le réseau
Dans le cyberpunk, les ordinateurs sont partout. Ils tissent un vaste réseau, la matrice, le cyberespace, le Métavers, ses noms sont nombreux, le concept est le même.
Bien avant Internet ou le Web, ces auteurs préfigurent des communications planétaires instantannées, des avatars, des forums de discussion.
Les Corporations l’utilisent pour gérer leur travail mondialisé. Et les hackers, qui en sont les véritables créateurs, les véritables héros, en connaissent tous les méandres. Eux, veulent libérer la data. C’est le thème du jeu NetRunner : un joueur interprête une corporation et l’autre le hacker.
Ce hacker, motif central du cyberpunk, c’est celui de l’université, pas seulement le criminel. Un bricoleur passionné qui finit par se perdre dans ses programmes et ses inventions.
C’est toute la contre-culture et l’éthique du hacker qui est décortiqué, bien avant que Pekka Himanen n’écrive The Hacker Ethic and the Spirit of the Information Age. Dans cet essai, l’auteur confronte la domination de l’éthique protestante du travail dominante – valorisant le travail en tant que fin en soi – à celle des hackers, qui s’investissent par passion et par plaisir.
Rares sont les hackers motivés par l’argent dans le cyberpunk, ils agissent par curiosité, par amusement et parce que les algorithmes sont leur maison.
Dans Synners, Sam construit une pompe à insuline contenant un ordinateur, alimenté par son propre corps. Dans Neuromancien, Case, littéralement en manque lorsqu’il ne peut se connecter, doit éviter de se perdre dans le cyberespace ce qui se traduit par un électroencéphalogramme plat, donc une absorption complète dans les abstractions mathématiques. Hiro Protagonist, le bien nommé personnage principal de Snow Crash, a créé une partie du Métavers et a refusé d’être acheté par les grandes Corporations naissantes. Néo, l’Élu de Matrix n’occupe son poste anonyme dans une Corporation qu’à regret, la nuit, il est quelqu’un d’important, même si cela l’amène à s’endormir sur son clavier et à refuser tout sociabilisation.
Les IA
Les Intelligence Artificielles sont des êtres conscients, vivant au sein du réseau ou des ordinateurs. Parfois, elles sont le produits d’un travail humain (militaire), mais souvent, elles émergent dans cet espace numérique comme une nouvelle forme de vie.
Ce sont des personnages à part entière qui suivent leurs propres objectifs. Loin du SkyNet misanthrope de Terminator, ces entités peuvent être bienveillantes ou simplement vivre en parallèle de l’humanité.
Les IA représentent une sorte de miroir des hackers. Ceux-ci s’investissent dans le cyberespace mais restent attachés à leur chair, tandis que les IA cherchent à accéder au monde humain… parfois en “bidouillant les humains”. Par exemple, dans Neuromancien une IA exploite les humains pour contrer la Police de Turing qui régule les programmes, ou, dans Ghost in the Shell, le Puppet Master fusionne avec le major Kusanagi. Les Machines de Matrix sont allées jusqu’à asservir l’humain pour qu’il produise leur énergie.
C’est l’inversion des rôle : la symbiose machine / humain.
Des prévisions approximatives
Le cyberpunk prédit Internet, même si, de nos jours, on ne se connecte pas encore à celui-ci par interface neurale ni par réalité virtuelle.
Les auteurs ont décrit un monde pessimiste, dystopique où les Corporations géantes contrôlent le monde. Et quand on voit le pouvoir de Google ou Apple, on peut se demander s’ils n’avaient pas raison sur toute la ligne.
Mais s’ils ne s’étaient pas trompé sur l’éthique des hackers, celle-ci a influencé la société d’une manière imprévue.
Évolution économique
En 2006, le journaliste Chris Anderson publie un livre intitulé The Long Tail: Why the Future of Business Is Selling Less of More (La Longue traîne : pourquoi le business du futur vendra moins de plus). La thèse qu’il y défend est que l’économie subit une mutation sur le pourcentage des ventes.
Auparavant tout le marché était orienté sur la vente des produits les plus populaires. Les magasins ayant un espace limité, il s’agit de rentabiliser le rendement au mètre carré. Pour accéder aux autres produits, il faut se tourner vers des marchés parallèles, avoir des contacts.
Avec Internet, on peut mettre tout le monde en contact. Le stock n’est plus géré de la même façon. Les grands sites peuvent se concentrer pour fournir plus de produits moins populaires : la longue traîne (en orange sur le schéma).
C’est une mutation de la façon de consommer. Les grandes Corporation ne sont plus celles qui produisent des produits que tout le monde s’arrache, mais ce sont celles qui permettent de mettre en relation un acheteur et un vendeur. Que ce soit par le biais d’un moteur de recherche (Google), d’un site marchand (Amazon) ou d’une application (Uber ou AirBnB).5
C’est la simplification de l’accès aux produits de contre-culture, aux geeks, aux passionnés.
Évolution de l’accès à la connaissance
Ce qui motive le hacker, c’est la soif de connaissance6. Toute information doit être libre et gratuite. Dans le cyberpunk, les Corporations ont tout breveté et la culture est contrôlée.
Personne n’avait prévu que, dans le monde réel, les hackers produiraient leurs propres programmes conformes à leur éthique — et que ceux-ci seraient rentables.
L’enjeu démocratique et collaboratif que représente Wikipedia a modifié l’accès à la connaissance.
Quand trois hackers créent YouTube, ce n’est pas pour le compte d’une corporation plus puissante qu’un État ni pour le bénéfice de leur seule communauté. Les artistes du monde entier ont investit ce nouveau médium. Chacun a Internet dans sa poche et 300 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute (https://fr.wikipedia.org/wiki/YouTube#Statistiques)...
Internet of Things (IOT) et rapport au corps
L’hominisation est un long processus qui a rapport au corps : station verticale, développement de la main, accroissement de la masse du cerveau, perte des poils…
Du coup, le bipédisme ouvre la possibilité de l’évolution qui conduit à sapiens.7
Autant que notre esprit ou nos inventions, les mutations physiques définissent l’humanité.
En 2017, la miniaturisation de l’informatique permet de prendre soin de son corps. Podomètres, cuillères, capteurs de sommeils, tout est connecté, mesurant les rythmes et guidant la santé.
Le cyberpunk pensait que l’on asservirait les corps, tandis que le business qui explose est celui de l’amélioration. Tout reste basé sur une culture consumériste — les données offrent la possibilité aux compagnies de fournir des publicités ciblées — mais on est loin de la vision du corps jetable.
Le biologique et le bonheur sont réduits à un problème, un ensemble de paramètres à optimiser. Là encore, la culture hacker a essaimé8.
Redéfinition du travail
L’informatisation a changé l’économie et le travail. La notion même d’emploi est en train de se redéfinir. Les entreprises cherchent de nouvelles structures et organisations9 en refusant les hiérarchies10. En quelque sorte, elles tentent d’adapter le travail à l’humain, plutôt que l’inverse.
D’abord, la nature du travail va profondément changer. Les nouvelles technologies vont faire disparaître la moitié des tâches (mais non des emplois) d’aujourd’hui et chacun devra sans cesse apprendre a apprendre et modifier ses habitudes de travail ; chacun devra, pourra, être plus autonome, plus creatif, inventer son emploi sans attendre qu’on le lui propose. 11
La contre-culture hacker, celle exposée par Pekka Himanen dans The Hacker Ethic and the Spirit of the Information Age, est en train d’éclabousser le reste du monde. Les hackers ne sont plus rattachés au complexe militaro-académique12 de ses origines, ni aux corporations toutes puissantes.
Internet leur permet de créer les outils du futur.
Right now, hackers represent an incredible force for change.13
Il est possible d’arguer qu’ils sont en train de créer une nouvelle caste dominante. C’est totalement vrai, mais ce n’est plus celui des Corporations industrielles du cyberpunk.
Ils sont persuadés d’incarner une disruption dans le monde. Ils ont un idéal. Comme tout idéal, il ne convient certainement pas à tout le monde et rejettera une partie de la population. Cette frange rejetée définira sa nouvelle contre-culture et la boucle sera bouclée.
Cette disruption n’est pas toujours contrôlée. Les médias parlent aussi des mauvais côtés de l’Uberisation (pour reprendre le terme médiatique). Selon l’axe de comparaison avec le cyberpunk, cela pourrait ressembler à la “mercenarisation” citée plus haut. Une différenciation s’impose. D’un côté, des gens qui se mettent à leur compte et de l’autres des mercenaires. Les premiers se créent un emploi pour gagner leur vie, en espérant s’appuyer sur un nouveau marché, mais leurs frais peuvent vite s’avérer un frein. Le mercenaires, eux, sont désespérés et acceptent n’importe quel boulot, violent le plus souvent, puisque la vie – la leur, comme celle de ceux de leurs victimes – est une marchandise.
Notre société cherche encore à réguler la nouveauté et ses mauvais côtés. Tout n’est pas rose, mais on a esquivé l’horreur du cyberpunk.
Écologie collaborative
Le changement climatique est indéniable — sauf pour une fraction biaisée de la population — mais nous évitons encore — combien de temps ? — l’effondrement qui caractérise le cyberpunk.
Il existe de nombreuses initiatives pour changer le monde. Des applications pour connaître l’état de l’air, géolocaliser les invendus des magasins… L’exemple collaboratif économique né sur le Web a enfanté des modèles alternatifs même pour produire de l’énergie.
Les développeurs de logiciels se mettent aussi au vert, en prônant des comportements eco-responsables : https://www.greenit.fr/.
Conclusion
N’oublions pas que les écrivains et les artistes ne sont pas des futurologues, ils ne sont pas tenus de prédire le futur. Leur message concerne leur époque et leurs contemporains. William Gibson n’a jamais essayé de décrire autre chose que ce qu’il voyait en 1984.
Par contre, ils ont senti ce qui bouillonnait sous la marmite technologique des inventions à venir. Ils n’ont simplement pas pu anticiper la démocratisation de l’esprit de la contre-culture hacker. Ils ont vu arriver Internet, mais n’ont pas su saisir les mutations sociales et sociétales qui découleraient de cette invention.
Aucune évolution technique ne peut naître sans bousculer la société qui la voit émerger. La première découverte de la proto-humanité, la domestication du feu, est ainsi décrite par Edgar Morin :
Le feu ne doit pas être seulement conçu comme une innovation qui accroît le savoir-faire et rend possible l’utilisation technique du matériau ligneux. Il s’agit d’une acquisition à la portée multidimensionnelle ; la [cuisson] allège le travail de l’appareil digestif : […] l’hominien maître du feu peut se trouver disponible et alerte après avoir mangé ; libérant la veille, le feu libère aussi le sommeil ; le feu est la sécurité nocturne des chasseurs en expédition comme des femmes et enfants restés dans l’abri sédentaire ; le feu crée le foyer, lieu de protection et de refuge ; le feu permet le sommeil profond de l’homme.14
Que dire alors d’Internet (ou cyberespace, Matrice, Metavers) et des comportements qu’il fait émerger ?
La nouvelle génération d’auteurs, comme Cory Doctorow ou les scénaristes de Black Mirrors, sera critiquée demain, comme nous critiquons le cyberpunk aujourd’hui. C’est-à-dire avec l’émerveillement face à des prédictions justes, et avec l’attendrissement face à la naïveté des erreurs.
Quelle sera la contre-culture émergente de demain ?
- Le cyberpunk a toujours lorgné vers le Japon, comme en témoignent les immenses publicités dans Blade Runner. [return]
- Neuromancien, William Gibson, 1984, traduction de Jean Bonnefoy [return]
- Un film live est sorti en 2017, mais il sort du cadre des œuvres ayant pu prédire un futur [return]
- Celui-là même qui avait déjà créé Magic : The Gathering en 1991 [return]
- Microsoft et Apple sont encore dans l’ancienne économie, vivant sur leur quasi monopole. Microsoft, qui n’a pas la base de fanatiques d’Apple a dû néanmoins se diversifier : jeux vidéos, réalité virtuelle, moteur de recherche, hébergeur de Cloud, etc. [return]
- Hackers: Heroes of the Computer Revolution, Stephen Levy, 1984 [return]
- Le Paradigme perdu : la nature humaine, Edgar Morin, 1973 [return]
- https://qz.com/956682/philosopher-andrew-taggart-is-helping-silicon-valley-executives-define-success/ [return]
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Entreprise_lib%C3%A9r%C3%A9e [return]
- https://newrepublic.com/article/122965/can-billion-dollar-corporation-zappos-be-self-organized [return]
- http://blogs.lexpress.fr/attali/2017/04/29/le-monde-la-france-et-les-francais-en-2022-quels-enjeux-majeurs/ [return]
- Les premiers ordinateurs étaient utilisés par l’armeée pour les calculs sur la bombe H. Voir à ce sujet Philosophie des jeux vidéos, Matthieu Triclot, 2011 qui retrace l’invention des jeux vidéos à cette époque. [return]
- https://blog.usievents.com/en/interview-keren-elazari-hackers-potentiel-disruptif-dont-nous-avons-besoin/ [return]
- Edgar Morin, op. cit. [return]